Lors du Festival des Jeux de Cannes 2022, nous avons eu la chance immense de rencontrer Monsieur Bruno Cathala, le samouraï légendaire. Pour ceux qui ne le connaitrait pas, Bruno Cathala est un sinon le plus connu des auteurs de jeux de société français. On lui doit notamment les jeux Kingdomino, Five Tribes, Abyss, Jamaïca, Dragomino, 7 wonders Duel, Trek 12, Mr Jack, Imaginarium… Autant dire du très lourd. Cette petite entrevue a été un moment très fort pour nous lors de ce festival (encore plus pour notre ami Trollinet qui voue un culte à Saint Bruno !!). Aussi je vais vous partager l’interview que nous a très gentiment accordé Bruno Cathala, un auteur renommé mais surtout un passionné de jeu !
Team Gameovert (TGO) : Bonjour Bruno Cathala, déjà merci de nous accordé ce moment pour Gameovert.net et ses lecteurs. Cela fait depuis 2002 que tu as crée tes premiers jeux de sociétés qui sont Guerre & Bêêêh/Drake & Drake/Tony & Tino
Bruno Cathala (BC) : Effectivement, en octobre ça fera 20 ans que j’ai été publié pour la première fois
TGO : Depuis c’est presque 90 jeux…
BC : Je ne tiens pas les comptes des jeux, mais si on compte le nombre de publications avec les extensions, parce que finalement faire une extension c’est autant de travail que de faire un jeu, on est plutôt près des 150. Après ce n’est pas un concours à celui qui en fait le plus, il vaut mieux en faire un qui se vend à 4 milliards d’exemplaires que 300 qui ne se vendent pas.
TGO : Tu as gagné également des prix en veux tu en voilà (Spiel des Jahres dans 3 catégories différentes avec Dragomino, Kingdomino et Les chevaliers de la table ronde ; As d’Or dans 3 catégories différentes avec Dragomino, Du Balai et Five Tribes)
BC : Des mauvaises langues disent d’ailleurs que c’est pour cela qu’ils ont inventé (le jury de l’As d’Or) une 4ème catégorie. Gagner des prix ce n’est pas ma quête, mais vraiment, je ne suis pas du tout insensible, ça me touche encore aujourd’hui. Et je ne suis pas blasé non plus. C’est-à-dire que si je gagne un nouveau prix, ça me touche aux larmes. Mais je ne fais pas ça pour ça. Je pense que le travail d’un auteur c’est de créer un chemin et d’essayer d’emmener les joueurs avec lui sur ce chemin-là. Moi je ne fais que des jeux dont je suis le premier client. Je fais des jeux auxquels j’ai d’abord envie de jouer moi au moment où je le fais et après j’essaie de les partager. Pour moi, un prix c’est une reconnaissance que mon travail correspond à un certain nombre de personnes… je n’y attache pas une grande importance. Quand je fais partie d’une liste de nommés je suis ravi, si je n’en fais pas parti tu ne m’as jamais entendu râler. Ça n’empêche pas de faire des succès publics sur un jeu même si celui-ci n’est nommé nulle part. C’est pour cela qu’il faut être très détendu par rapport à ça parce qu’un jury ne détient pas une vérité, c’est simplement la vérité d’un petit nombre de personne à un moment donné. Tu prends les jurys qui m’ont récompensé, tu changes 2 personnes, la sélection ce n’est pas la même et le lauréat ce n’est pas le même. De la même façon, tu prends certains de mes jeux qui ont le plus gagné comme Kingdomino. Il gagne le Spiel (2017), mais pas l’As d’Or. Pourquoi, parce que cette année il est dans le groupe de la mort avec Codenames, Imagine et Unlock. Mais tu prends le même jeu en Allemagne, un an avant il se retrouve face à Codenames (Kingdomino est sorti en 2016), est ce qu’il gagne ? moi je ne mettrai pas une pièce. Ce qui veut dire aussi que ton succès d’un prix va dépendre énormément du timing. Ces circonstances-là tu ne peux pas les réguler. Moi j’ai eu la chance que les étoiles étaient alignées et favorables mais je n’en tire pas comme quoi mon travail est phénoménal. Tous les jours je me dis que j’ai de la chance. Il ne faut pas calculer les jeux qu’on fait en fonction de critères qui pourraient être favorable, c’est le meilleur moyen de faire de la merde. Il faut faire ce à quoi on a foi et après faut tenter de le partager. C’est ma vision du travail.
TGO : Pour celles et ceux qui voudraient se lancer dans l’aventure de la création de jeu, le première question est donc : Comment on crée un jeu ?
BC : Déjà moi je crée par passion, c’est la fibre première. A la base je suis ingénieur en science des matériaux. Je faisais de la recherche et du développement en sciences des matériaux donc finalement mon processus de travail reste le même. Le champ d’application n’a rien à voir, mais les mécanismes intellectuels et la rigueur de travail sont les mêmes.
Je ne me suis jamais assis à mon bureau en me disant bon aujourd’hui je créer un jeu, il me faut une idée, “oh putain elle vient pas la conne”. Les idées elles naissent au moment où je lâche prise, c’est-à-dire dans des moments qui n’ont rien à voir avec le jeu de société. Par exemple en conduisant, en faisant du vélo dans mes montagnes ou alors en prenant une douche, c’est incroyable le nombre de choses qui sont nées ou se sont résolues sous la douche. Et après cette idée-là, je la fais tourner dans ma tête pendant très longtemps, je la projette en m’imaginant les situations de jeu, les interactions entre les joueurs jusqu’à temps que je trouve quelque chose qui soit satisfaisant pour moi. Parce qu’un jeu c’est quoi : une mécanique, une thématique, un matériel et surtout une expérience de jeu, qu’est-ce que je vis autour de la table, en duo, trio, solo. Pour moi ce qui est essentiel c’est vraiment cette expérience de jeu, j’essaie dans ma tête le plus loin possible de projeter des interactions entre les gens pour les amener à l’expérience de jeu que j’ai envie de mettre en place. Et quand c’est suffisamment clair, à ce moment-là je commence à fabriquer du matériel primaire, des cartes, des pions pour valider au travers d’un plan d’expérience, des séances de tests pour être sûr que l’expérience de jeu réel est conforme à ce que j’avais dans ma tête. Et tant que ça ne correspond pas, j’ajuste. Ça peut prendre plus ou moins de temps. Parfois ça peut prendre 3 ans et parfois ça peut prendre 10 min.
Le parfait exemple de ça c’est Trek 12 : en fait trek 12, il s’avère que depuis pas mal de temps on m’appelle pour mener des conférences de créations ludiques et en fait depuis plus de 10 ans, je prenais l’exemple où on dit qu’un jeu se décompose en matériel, thématique et mécanique et je prenais des exemples : pour illustrer une mécanique je disais aux gens bah vous prenez 2 dés, vous les lancer, et vous pouvez soit prendre l’un, soit l’autre, soit les additionner soit les soustraire soit les multiplier, qu’est-ce que vous faites avec ça? Et cette mécanique je l’avais en tête depuis plus de 10 ans mais je n’avais aucune idée de quoi en faire moi-même, et en fait c’est lors d’un retour d’Essen à l’aéroport avec Corentin Lebrat qui me dit qu’il faudrait qu’on se fasse notre roll and write et d’un seul coup je réimagine le truc et je me dis mais c’est ça. Et du coup le déclencheur entre cette mécanique brute et l’expérience de jeu qu’elle pouvait amenée, n’est née que 10 ans plus tard.
TGO : Quels sont les thèmes qui te passionnent, quelles sont tes inspirations ?
BC : En fait les thématiques, on peut inventer des univers en partant de rien, y a des poncifs qui sont communément partagés par la majorité des gens, donc je ne vais pas être très innovants sur les thématiques. Donc c’est vrai que les milles et une nuits, le western, la piraterie, des choses qui peuvent donner des interactions fortes où on va se pourrir un peu (car le jeu c’est finalement de se pourrir un peu), moi je n’aime pas tellement les jeux où on est chacun dans son coin, je préfère les jeux où on peut se fighter un peu quoi, après y’a des joueurs qui n’aiment pas l’interaction directe, mais en tant qu’auteur j’ai envie d’aller par là.
TGO : On dit beaucoup que Bruno Cathala c’est aussi beaucoup de jeux à 2 joueurs…
BC : Les jeux à 2 ce n‘est pas une volonté de ma part mais je pense que c’est dû à mon parcours ludique c’est-à-dire, moi j’habitais dans le val de Saône, dans un petit village, les boutiques de jeu n’existaient pas ou peu. Je n’ai pas rencontré ça avant que j’ai une vingtaine d’années du coup les seuls jeux auxquels on accédait c’était Cluedo, Monopoly… ça ne m’intéressait pas des masses, par contre je me suis passionnés pour les échecs, le go… c’est-à-dire les jeux de stratégie abstrait à deux joueurs. Mais comme j’étais joueur isolé dans mon village, les copains voulaient plus jouer au foot, faire du vélo, ce que je faisais aussi mais le jeu de société en mode compétition du genre vient on se fait des échecs ça ne les amusait pas des masses. Ma frangine qui avait 2 ans et ½ de moins que moi du coup elle se prenait une raclée donc ça ne l’intéressait pas non plus. Du coup je me suis documenté sur la théorie des échecs, sur la théorie du go, j’ai fait plein de choses dans ma tête tout seul. Ce qui fait que ça a forgé des connexions neuronales qui font que maintenant quand j’ai une idée de jeu, sans le vouloir, elle est souvent très adapté à un jeu à 2, parce que mon camp de base c’est le jeu à 2. Et d’ailleurs quand tu regardes ma ludographie, la plupart des jeux à 2 joueurs que j’ai fait je l’ai fait avec d’autres auteurs. Quand mes idées viennent naturellement, je peux parfois en faire autres choses mais elles sont assez naturellement adaptés à du jeu à 2. Moi je trouve que c’est plus facile à équilibrer alors que mes copains auteurs trouvent que c’est plus difficiles. Mon monde de vision c’est celui-ci.
TGO : Est ce qu’il y a des mécaniques, des thématiques où tu as encore des difficultés ou au contraire où tu aimerais plus aller ?
BC : Bien sûr, j’ai des difficultés à aller vers du coopératif. Pourtant dieu sait que les joueurs maintenant aime cela et qu’il y a un marché, si on resonne ainsi, qui est là. Y’en a un qui va bientôt sortir mais en 150 jeux j’en ai fait 3 (de coopératif). Je n’ai pas une appétence naturelle. Ce qui ne m’empêche pas d’y aller mais les idées ne viennent pas facilement. Mais je pense que je force plus et du coup je trouve que je ne suis pas complètement pertinent là-dedans. Et le 2ème qui m’a pourtant amener 2 prix et pour lequel j’ai très envie de refaire des choses, c’est le jeu pour enfant. Le seul jeu que j’ai fait c’est Dragomino et je l’ai fait grâce au partenariat que j’ai eu avec Wilfried et Marie Fort, et je n’ai pas honte de dire que après 18 ans de Game design j’ai énormément appris à leur contact sur les spécificités du jeu pour enfant, ils m’ont ouverts les yeux sur des questionnements que je ne me serais jamais posé. Et donc aujourd’hui c’est plus clair dans ma tête. Du coup j’ai plus envie d’y retourner, d’ailleurs j’ai un projet en cours de faire un Jamaica Kids, j’ai envie.
TGO : Qu’est-ce qui te motive encore ?
BC : Moi je suis joueur, j’aime jouer, j’aime créer. Créer pour moi c’est pas un métier c’est un besoin, c’est viscéral, j’écris, je joue de la musique je compose, je dessine. En fait j’ai exprimé ce besoin-là sous plein de forme différente et j’ai failli être publié pour une bande dessinée en tant que scénariste. Et donc c’est le jeu de société qui a fait un écho à ce que je proposais. Ça aurait été des compos de gratte et un chant ça aurait pu aussi. Mais je suis un joueur, ma fibre c’est la création, ma fibre c’est le jeu et je n’ai aucune envie de m’arrêter. En fait tant que j’ai la flamme et des idées. J’ai une grande interrogation, j’ai 58 ans, le monde des joueurs est centré sur 35-40 ans, ça veut dire que chaque année je me décale d’un an par rapport à mon cœur de cible donc c’est me dire : à quel moment mes propres envies vont être has-been? Forcément ça m’interroge. Peut-être qu’un jour je vais amener des prototypes et qu’on me dira « Faut que t’arrête maintenant. »
Les éditeurs savent très bien que faire un succès ça ne se prévoit pas. Ils savent aussi que mettre ton nom sur la boite, ça va attirer l’attention mais ça ne garantit pas un succès non plus et donc oui y’a quelques fans qui sont capables d’acheter tous mes jeux car il y a mon nom sur la boite (coucou Trollinet !) comme Antoine (Bauza) Corentin (Lebrat)… Mais le nombre de ventes que ça garantie ne justifie pas de poser autant d’argent sur la table pour éditer. Les éditeurs ,en grande majorité maintenant, sont encore des passionnés et donc si tu ne réussis pas à donner la même passion dans ton projet ils n’iront pas, peu importe si tu t’appelles Pierre, Paul ou Jacques. L’avantage que j’ai avec mon nom c’est que si j’ai besoin d’avoir un rdv avec un éditeur je l’ai, que ce soit sur un salon ou ailleurs. C’est un super avantage. Mais par contre l’éditeur, si demain toi tu te pointes avec un projet qui les fais plus vibrer que le mien, ils ne se poseront pas la question une seconde, ils prendront le tien et c’est très bien comme ça. Se faire éditer reste encore aujourd’hui une difficulté. Exemple aux nuits du off, cette année je m’y suis pris en retard, je suis sur liste complémentaire, ce qui veut dire que 160 personnes se sont déjà inscrites et il y a 450 personnes qui ont fait une demande de table pour présenter des protos. La plupart des gens, d’ailleurs, qui présentent ont entre 2 et 10 projets. Ce qui fait 500 à 800/1000 protos. Donc les éditeurs ne sont pas en train d’attendre le mien, ils sont dans l’attente du jeu qui leur fera dire « c’est ça qu’il faut faire ».
TGO : Ta dernière claque ludique ?
BC : Le jeu avec ma compagne qui nous a clairement fait vibrer depuis ces 6 derniers mois c’est clairement Dune Imperium, c’est ce que j’ai préféré dans ces derniers mois. Et récemment on a acheté Living Forest, on ne l’a pas encore poncé, on en a fait 2 parties seulement mais avec un bon goût de reviens-y. Je ne sais pas si c’est une claque ludique. Sinon un autre jeu qu’on a beaucoup aimé l’année dernière c’est Blitzkrieg, jeu à 2 joueurs de Paolo Mori édité par Matagot, c’est brillant.
TGO : Comment voies-tu le monde du jeu de société dans les prochaines années ?
BC : Il y a clairement une augmentation du nombre de jeu disponible qui vient du fait qu’avant, chaque pays avait son marché (marché français, allemands…) mais il n’y avait que quelques jeux qui était traduits dans une autre langue. Maintenant un jeu français qui sort, il sort dans 10-15 pays. Ce qui est vrai aussi dans l’autre sens. Finalement il n’y a pas tant de jeux en plus qui sont produits mais par contre, avec les nombreuses traductions, on a accès à un plus grand nombre. Par rapport à l’explosion des bars à jeux et des lieux de rencontres ludiques, petit à petit les joueurs ne sont plus considérés comme des enfants qui n’ont pas su grandir, ce regard sur le joueur est en train de changer et d’évoluer et tant mieux. Et du coup cette génération qui a évolué et est devenu parent est en train d’initier la génération d’après et du coup les choses sont en train de changer de même que le regard des médias. Et même si ces derniers le voient sous le prisme de l’argent il ne faut pas oublier que dans jeu de société, il y a société et que cette rencontre et ces expériences de jeu en famille, entre potes ou même avec des inconnus, participe au lien social, surtout en ces périodes troubles. Ce lien social est très précieux.
TGO : Pour finir Bruno on va te faire passer le petit Fast and Curious ou tu va devoir choisir entre 2 propositions le plus rapidement possible
Polyominos ou jeu à 2 ? Jeu a 2
As d’or ou Spiel ? Spiel
Marie ou Wilfried Fort ? les 2
Antoine Bauza ou Ludovic Maublanc ? Je peux pas choisir, je vais dire Corentin Lebrat
Les chevaliers de la table ronde ou Cléopâtre et la société des architectes ? Chevalier de la table ronde
Kingdomino ou 7 wonders Duel ? Ça dépend avec qui, en famille Kingdomino, en tête a tète 7 wonders duel
Maillot blanc à pois rouges ou maillot petit pois-carottes ? Blanc à pois rouges
Musique ou vélo ? Vélo
Raclette ou Fondue ? Tartiflette
Alpe d’Huez ou Galibier ? Joux-plane
Encore merci à Bruno Cathala de nous avoir accordé d’un peu de son précieux temps. J’espère pour vous lecteurs que vous en aurez un peu appris sur le personnage qu’est Bruno et que cela vous aura donné des informations sur le monde du jeu et de la création.
DuponD